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Un neutre insistant

Olivier Kaeppelin

Directeur du projet Palais de Tokyo

De jeunes artistes, de plus en plus nombreux, renouent aujourd'hui les liens avec les questions morales ou sociales. Ils manipulent, à nouveau, les images, le langage afin de désigner un état contradictoire du monde où la liberté du sujet est en jeu. A côté d'artistes confirmés comme Hans Haacke ou Krzysztof Wodiczko, je pense aux oeuvres d'Alfredo Jaar ou Gran Fury qui, de façon très explicite, traitent des immigrés, des boat-people comme de l'injustice ou de l'inégalité devant la maladie.

L'art y est présent pour lui-même et pour plus que lui-même comme s'il visait, au-delà de sa forme, une pensée qui fouille les apparences, les défait pour qu'elles ne soient plus soumises au discours qui les rend acceptables. Il s'agit de les révéler dans un état de tension où leur nature devient troublante et dérangeante.

Bruno Breitwieser, dans ses derniers travaux, montre l'enfance, les différents âges de l'enfant, leur extrême fragilité au sein de nos sociétés.

Pour ce faire, il n'est pas allé chercher des événements dramatiques que l'actualité jette en pâture. Il ne s'inscrit pas non plus dans une certaine tradition picturale signifiant l'abandon ou la misère. Il a choisi, de façon systématique, à travers la photographie et la peinture, de représenter, de un mois à dix-huit ans, une suite d'âges anonymes.

Nous n'avons devant nous rien qu'un état d'enfance.

Bruno Breitwieser associe, à celui-ci, les textes que notre société a produit le concernant ou, plus précisément ceux concernant sa protection et ses droits. Ils sont là, exposés sans artifices, au beau milieu de la peinture ou objet d'une installation électronique dans laquelle les mots défilent, neutres si le spectateur ne s'en empare pas pour leur donner sens.

Enfin, sortant du musée, il présente dans la ville en lieu et place de campagnes publicitaires, une série d'affiches, cette fois sans langage, où des visages muets renvoient, à nouveau, à ce temps commun au plus grand nombre : l'enfance ou la mémoire de l'enfance, ses figures où chacun se reconnaît.

Ainsi, les fragments permettant la composition de l'ensemble se présentent dans une volontaire distance, à la manière d'un inventaire. Nous y voyons la représentation d'une catégorie dans son développement, ainsi qu'une part des images et de la langue la qualifiant.

C'est de cela dont la peinture s'empare. Elle est faite de matière dense, de coulures, de taches. Ses valeurs sombres vont jusqu'à l'opacité du noir. Ses couleurs sont "dissolues", mêlées, remuées. Il y a du verdâtre, du terreux, du rougeoyant.

Les composants sont en proie à un étrange orage où le ciel, les eaux, la végétation, l'humus sont brassés dans une même substance, un même emportement.

Un chaos est au travail qui menace la présence de tout être, renvoie le langage à son gris, ses inutiles pattes de mouches. Qu'est-ce que la loi devant la tourmente matérielle se jouant de toute grammaire.

Sur les affiches, les visages absents semblent être prêts à disparaître dans la liquéfaction des formes, les déjections d'un magma.

La peinture, sans un mot, dit le "réel" le plus inacceptable : la blessure, la souffrance d'un enfant.

Le discours explicatif, moralisateur est inutile. Ce n'est pas lui que retient la pensée de Bruno Breitwieser mais un lent travail de peinture éveillant la conscience, la capacité qu'il a d'aller au plus profond du déchirement d'un corps, de la violence des éléments, de la cruauté de la substance indistincte renvoyée à son indifférenciation originelle.

On peut alors penser que le neutre initial n'était là que pour être manipulé, mettre en évidence la destruction s'en emparant afin de l'annuler.

Croire cela serait le fruit d'un regard trop hâtif car qu'elle que soit l'intensité ou l'excès de la peinture le neutre étrangement demeure.

Au plein centre de la tempête picturale, la lumière de ce neutre insistant perdure. Plus puissants que tous les événements formels, un visage, deux visages, dix visages, cent visages semblent indestructibles. Il y a là une espèce, une génération qui s'énonce, s'égrène : un tel venant d'untel venant d'untel...

Au milieu des vortexs, des accidents, des débordements de la matière, quelque chose dure qui, peu à peu, inverse le mouvement du chaos comme si l'énergie retournée, la figure recomposée nous invitaient à contempler non l'emprise d'une disparition mais, au contraire la présence perpétuelle d'une naissance, sans biographie, sans attributs, la puissance évidente et simple de l'enfance qui, par son principe, domine l'histoire.

Puisse un jour, au-delà de la langue et de la loi, la conscience y enregistrer cela, une fois pour toutes.

 
 
 

Caroline Jorrand

Conservateur du Musée de Laon

 

La décision de créer l'oeuvre de Bruno Breitwieser au musée de Laon est née d'un ensemble de circonstances qui ont mené à cette rencontre. D'une part, l'art contemporain fait partie des thèmes régulièrement choisis pour les expositions temporaires du musée. D'autre part, l'intérêt que porte Yves Perrine, président des Amis du Musée, aux artistes contemporains le met en relation avec les galeries qui les exposent. Ayant pu ainsi rencontrer Bruno Breitwieser, j'ai découvert les travaux déjà effectués par ce jeune artiste et le projet qui maintenant a pris forme.

Dès l'origine, semble-t-il, sa création est inspirée par une révolte et une réflexion sur ce que l'homme fait de lui-même et du monde où il vit. Les blessures imposées au corps et à l'âme inspirent des oeuvres complexes, composées de variations sur le thème choisi. Ainsi la maternité, l'accouchement, les attentats de Paris, la censure sont source de grandes compositions en plusieurs volets.

On aurait pu craindre que la forme plastique soit sacrifiée à l'expression des idées ; bien au contraire, ce sont deux nécessités qui se confondent. Tout ce qui compose l'oeuvre plastique : supports, matières, techniques, formes, couleurs..., est fortement sous-tendu, indissociable de ce qui la suscite. Pourtant elle n'a besoin d'aucun justificatif pour exister.

Dans l'oeuvre inspirée par le sort fait aux enfants dans le monde, l'expression plastique s'accompagne de deux volets utilisant les médias les plus prosaïques de notre époque, ceux qui à première vue sont les supports les plus inadaptés à une oeuvre d'art : les bandeaux lumineux et l'affichage de grand format destinés à la publicité. Ainsi, ils composent un triptyque de notre temps. Sur les bandeaux lumineux, le texte de la Convention des Droits de l'Enfant défile, lisible par tous. Les panneaux d'affichage exposent un agrandissement photographique d'un fragment de l'oeuvre plastique portant le message hors du musée de la ville.

L'oeuvre plastique occupe entièrement la salle d'exposition temporaire. Dans ce monde clos, on suit l'évolution de l'enfant de la naissance à l'adolescence. Chacun des cinq portraits est composé d'un ensemble de trois panneaux rythmés par le texte de la Convention des Droits de l'Enfant. La technique choisie répond au souci de l'artiste de créer cinq portraits anonymes. Trois tirages photographiques de chaque enfant ont été sélectionnés parmis de nombreux clichés. Ce sont des photocopies très agrandies de ces instantanés qui ont été marouflés en colonne sur la toile et ont servi de substrat au travail du peintre. Ces enfants anonymes et silencieux sont pourtant bien présents et chacun peut trouver en soi-même ce qu'ils ont à dire.

 
 
 
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